Samedi soir 20h30, il ne restait plus que trois cacahuètes dans le bol et je n’avais pas fini mon verre de whisky. D’un œil expert, j’ai en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, lancé ma main gauche en direction du ramequin presque vide (la droite était occupée à mimer le vol stationnaire du pouillot véloce, et oui je suis capable de faire deux choses à la fois !). Une fraction de seconde plus tard elle atteignait sans encombre sa cible, j’ai en effet ce trait de caractère en commun avec le pouillot : je suis véloce. Assez sûr de mon fait, j’ai refermé promptement mes doigts en forme de pince à sucre sur ces trois pauvres arachides qui n’en menaient pas large, m’apprêtant à faire le chemin inverse en m’autorisant un léger détour par ma bouche. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque mes doigts se refermèrent sur rien, bredouilles et penauds ils touillèrent le vide et durent bien se rendre à l’évidence : les trois cacahuètes avaient bel et bien disparu !
N’en croyant pas mes doigts, je les ai regardé d’un œil réprobateur, l’air de dire « vous vous foutez de ma gueule ! ». Ils me dévisagèrent, légèrement interloqués (c’était la première fois que je leur parlais sur ce ton), puis piquèrent un fard et se cachèrent entre mes cuisses. Frustré, je relevai la tête et aperçu Gwendal sifflotant « pirouette cacahuète » en faisant tomber une à une les trois petites graines dans sa bouche. Le con ! il avait été plus rapide que moi ! Comment moi le petit pouillot véloce avais-je pu me faire prendre de vitesse par ce Bob Marley bouvronnais dégingandé qui, non content du tour pendable qu’il m’avait joué, entonnait maintenant No Woman No Cry en enfournant MA dernière cacahuète dans sa bouche ?
Je décidai donc de faire la gueule, ce qui me semblait la façon la plus digne de lui montrer mon mécontentement, ce que ne manqua pas de remarquer Malo qui revenait de la cuisine avec un paquet de cacahuètes tout neuf. Il le posa devant lui après en avoir proposé à son frère, à Titouan et à ma femme, chacun grignotant stupidement le petit tas de cacahuètes au creux de sa main gauche en les prenant ostensiblement une par une avec sa mimine droite (Gwendal faisait l’inverse, autant par esprit de contradiction que du fait qu’il soit gaucher). Il était évidemment hors de question que je m’abaisse à lui demander s’il pouvait avoir l’extrême gentillesse d’en proposer également à son père et préférai plonger dans mon verre qui lui ne m’avait jamais déçu. Je ne sais pas si vous avez remarqué mais la mastication des cacahuètes génère un bruit particulièrement désagréable, il est très difficile d’être discret lorsqu’on grignote des cacahuètes et ce qui atténue habituellement la gêne réside dans le fait qu’on est nous même généralement en train d’en bouffer en même temps que notre voisin, et le bruit interne de notre propre mastication couvre celle, fort désagréable, des autres, sauf là…
J’étais le seul de cette assemblée à ne pas becqueter, car c’est exactement l’impression que me donnait ma propre famille : des putains d’oiseaux qui becquetaient des graines, il n’aurait plus manqué qu’on mange ensuite une assiette de quinoa et ça aurait été la totale ! J’étais entouré de pouillots véloces qui piaillaient en picorant. Etait-ce dû à mon troisième whisky ou un effet indésirable de ma frustration, mais je ne comprenais plus qu’un mot sur deux et les piaillements semblaient envahir ce qui me restait de cerveau. La situation devenant hitchcockienne, je frappai dans mes mains pour tenter d’éparpiller cette bande de volatiles agressifs. L’effet fut immédiat, le silence revint immédiatement, j’étais donc plus intelligent que ces oiseaux ah ah !
- Heu, papa, ça va pas ?
- Un problème le vieux ?
- Chéri, tout va bien ?
Là, il me faut avouer que j’ai senti comme un grand vide, un horrible moment de solitude et je me suis entendu bafouiller un truc avec des cacahuètes, des pouillots véloces, le respect dû à mon grand âge…
- Depuis que tu ne fais plus de ping pong je te sens un peu à fleur de peau, me dit gentiment ma femme en croquant une dernière cacahuète. Il va être temps que tu reprennes, non ?
- C’est de ne pas te lever le dimanche matin à l’aube pour affronter des guignols en short qui te manque ? me demanda, attentionné, Gwendal. Je t’assure, faut pas…
- Peut être que c’est le pâté muscadet qui lui manque, insinua Titouan qui était resté muet jusqu’alors.
- Ou de se prendre des tôles par des mômes même pas pubères… cru bon de rajouter Malo en finissant le paquet de cacahuètes.
Gros coup de fatigue, je décidai de réagir, autant pour rassurer ma famille que moi-même. Mais non je ne suis pas accro au ping pong, à part Luccio personne n’est addict au ping pong, ça se saurait ! Je posai mon verre sur la table, le sourire rassurant je tentai de faire bonne figure et lançai conquérant comme à mes plus belles heures :
- Ne vous inquiétez pas je reprends bientôt, de toute façon vu la magnifique branlée que vous vous êtes prise il y a 15 jours Gwendal, je pense que ça ne fera pas de mal que je vienne renforcer l’équipe !
Ca c’est envoyé me dis-je, content de ma sentence qui n’autorisait aucune réplique. L’air satisfait de celui qui avait mouché un petit jeunot prétentieux, je m’apprêtai à gober une olive verte qui me tendait les bras à droite de la bouteille de whisky, à vue de nez direction sud sud-ouest et lançai ma main droite cette fois-ci (c’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces !). En une fraction de seconde elle atteignit le bol et se referma sur un gros oualou tout mouillé. Les doigts dans le jus d’olive, je levai lentement les yeux qui rencontrèrent ceux de Gwendal, une olive dénoyautée entre les lèvres, il me fit un clin d’œil en sifflotant « could you be loved ».
Je reprends bientôt le ping pong…
Pat